mardi 18 janvier 2011

"Les derniers jours de Stefan Zweig"


Un cadeau d’anniversaire. Stefan Zweig a toujours été un de mes écrivains favoris. Mais la vie des auteurs m’intéresse peu, en général. J’ignorais par conséquent tout ce que je n’ai pas pu trouver dans « Le monde d’hier », un de mes livres préférés. Puisque j’aime beaucoup les biographies, et que j’apprécie particulièrement celles de Zweig, parce qu’on y apprend plus sur une époque que dans les livres d’histoire, ce cadeau paraissait parfait. Mais j’étais très rapidement déçue, tout en reconnaissant la bonne volonté de l’auteur. 


Titre : Les derniers jours de Stefan Zweig
Auteur : Laurent Seksik
Edition lue : Flammarion, Paris, 2010
Editeur français/année de parution: Flammarion, Paris, 2010
Genre : Roman (biographique)
Nombre de pages : 187

Auteur: Né en 1962, à Nice, Laurent Seksik est médecin et écrivain. Il a publié plusieurs romans, Les Mauvaises Pensées en 1999, La Folle Histoire en 2004, La Consultation en 2006 et une biographie d’Albert Einstein en 2008.

Forme : Cette biographie retrace les six derniers mois de vie des époux Zweig. Le livre se divise en six chapitres, chaque chapitre résumant un mois, de septembre 1941 au 22 février 1942, le jour du suicide des époux. Le romancier suit les pensées des époux, de Stefan Zweig et de sa femme Elizabeth Charlotte Altmann, « Lotte », sous forme de longs monologues intérieur s, à la troisième personne.


Le destin d'un européen en europe


A l’ouverture du roman, le lecteur contemple à travers les yeux de Stefan Zweig la nouvelle demeure des époux à Pétropolis, au Brésil. Les observations de Stefan Zweig succombent rapidement à ses souvenirs indomptables, tel objet ou telle odeur le renvoyant au souvenir d’un ami, d’une rencontre ou d’un lieu lointains et révolus. Le passé se substitue au présent, et l’insoutenable monde présent exacerbe l’inaccessibilité du monde révolu. Cette maison  pourtant si agréable aux yeux de Stefan Zweig ne sera qu’une nouvelle étape dans leur errance. Le couple la loue pour six mois. Après, il faudra à nouveau plier leur bagage qui signifie leur seule attache avec ce passé improbable, et reprendre cette « immémorial exode » (p. 11) qu’est la vie de Stefan Zweig depuis 1934.
Son exil commence à Londres. C’est à Londres également qu’il rencontre Elizabeth Charlotte Altmann, une jeune femme juive, de vingt-sept ans sa cadette, originaire de Silésie, que Stefan Zweig engage comme secrétaire pour dactylographier son manuscrit « Le monde d’hier ». Ils se marient en septembre 1939. Elle partagera dès lors son errance. Fin juin 1940, les époux fuient les bombardements de Londres et s’installent à New York. Acclamé d’abord, de plus en plus incommode par la suite à cause de sa nationalité et de sa célébrité, Stefan Zweig se sent poussé dehors. Finalement, la mauvaise santé de sa jeune femme qui souffre d’asthme le décide à chercher un climat plus clément. Le Brésil est heureux de les accueillir et signifie un véritable refuge, loin des horreurs de la guerre.
L’insouciance de ce pays d’accueil contraste radicalement avec le présent que vit l’écrivain : que de souvenirs, d’amis morts, de disparus ou d’exilés, il se sent harcelé par d’innombrables demandes d’aide, pour un visa, pour de l’argent, demandes de personnes désespérées.
Mais il se sent surtout étranger à un monde qui n’a rien en commun avec celui qu’il a quitté, ce monde solide et imperturbable dont il fut un des piliers intellectuels, et qui s’est écroulé, qui a perdu son ancrage, qui flotte dans l’absence de repères à la recherche de repères faciles à saisir. L’univers qui a nourri Zweig et qu’il a nourri en retour a été anéanti. Les bottes et la marche militaire ont écrasé la délicatesse et la finesse. Stefan Zweig incarnait sa société. Il vit de stimuli et de rencontres. Il déambule au milieu des décombres de l’ancien monde qui fut le sien. Chaque pensée trahit son désarroi, sa gêne. Il semble se contempler de l’extérieur, le passé toujours présent, toujours dans la comparaison, incrédule. Ecrire, manger, se déplacer ‑ le moindre geste est devenu épuisant. Il ne s’appartient plus.
Sa femme, Lotte, est le dévouement même. Mais elle ne peut le retenir, elle le sait. Au fil des pensées, le lecteur se glisse dans les deux personnages et se trouve de plus en plus envahi par leur désarroi et leur profonde détresse. Lotte permet à Seksik un regard extérieur sur Zweig. Elle est l’incarnation des nouvelles conditions de vie du couple, son asthme la métaphore d’un monde suffoquant. Elle ne respire que par Zweig, ne pense qu’à lui, se sacrifierait pour lui. Elle est le symbole de cette vie d’errance. Son mari vit dans un passé duquel elle est exclue. Certes, il ne se lasse pas de le lui raconter, de lui raconter les soirées mondaines, les rencontres illustres. Mais ce fut une autre, Friderike von Winternitz, la première femme de Zweig, qui représente cette vie, qui est, aux yeux de Lotte, une femme brillante et mondaine. Lotte, en revanche, n’est qu’un malheureux compagnon de malheur.
Elle supporte d’entendre son mari raconter cette vie qui l’exclue, elle supporte l’absence mentale de son mari, une absence qui en devient presque physique, elle supporte une vie de reclus. Chaque visite, chaque petit voyage devient une charge insoutenable, comme si chaque confrontation avec le monde extérieur renvoyait aux pertes subies par son mari. Ainsi cette dernière visite à Bernanos, visite tant appréhendée par Zweig :
« Dans son état d’abattement physique, d’effondrement mental, il craignait la confrontation avec Bernanos, être de convictions et de colères. […] Il ne voulait pas avoir à justifier ses idées noires, sa résignation et ses faiblesses devant le chantre de la Patrie, le messager du Christ. » (p. 144)
Stefan Zweig est épuisé et sa femme submergée par cette profonde mélancolie. Alors, ils décident de s’extraire à ce monde désolant grâce à du véronal :
« Ils sont debout, l’un face de l’autre, les yeux dans les yeux. Il porte son verre à sa bouche sans la quitter du regard. Il boit sans s’interrompre. En trois gorgées, il a vidé son verre. Il dit qu’il va s’allonger. Qu’elle le rejoigne lorsqu’elle le souhaitera. Il s’allonge sur le lit. Elle boit, vite, accourt auprès de lui, s’agrippe à son épaule. » (p. 187)
Ainsi s’achève cette œuvre. Sans doute un hommage de l’auteur à un grand écrivain. Mais quel défi ! Non seulement Zweig était-il un écrivain avec une puissance de plume rare, mais il excellait dans le genre des biographies. Seksik a encouru beaucoup de risques avec son entreprise et le choix du monologue intérieur, et il accumule des maladresses qui deviennent ennuyeuses à la longue :
1.)   Le style. Ce style mélancolique et mélodramatique à coup de phrases courtes et de répétitions. : « Oublier Salzbourg. Salzbourg n’existait plus, Salzbourg était allemande. Vienne était allemande, Vienne, province du Grand Reich. » (p. 14) ou encore : « Le monde qu’il avait connu était en ruines ;les êtres qu’il avait chéris étaient morts ; leur mémoire, livrée au saccage. » (p. 41). Style très en vogue, certes, mais l’auteur a fait le choix de s’immiscer dans les pensée de Stefan Zweig et ce style, l’opposé de celui de Stefan Zweig, rend l’identification avec Zweig irréalisable.
2.)   Les explications. Sans doute par crainte de citer trop de noms et de lieux inconnus pour le lecteur, Seksik tâche de tout naturellement insérer des explications superflues et maladroites et rend, à nouveau, toute identification irréalisable. Il est peu probable que Zweig ajoute à chaque souvenir une explication géographique, biographique ou autre. Quand nous pensons à quelqu’un, nous pensons la personne et non pas sa généalogie, ni les articles parus sur lui etc. (On peut par ailleurs se poser la question si Zweig avait en permanence besoin de se rappeler à quel point ses amis étaient des gens connus et illustres, mais j’ignore le caractère de Zweig, et il ne serait ni le premier ni le dernier vaniteux, donc soit.)
3.)   Lotte. Elle devient franchement insupportable avec ses jalousies mesquines et ses rêves de petite fille : « A Vienne, elle retrouverait sa jeunesse, elle serait l’élégante Mme Zweig. […] Une soirée serait organisée en l’honneur de Zweig dans la grande salle de l’Opéra. Ils ouvriraient le bal. Ils danseraient, solennels, d’eux seuls préoccupés, ignorant les regards posés sur eux. » (p. 115). Certes, l’histoire de ce mariage entre un écrivain célèbre et sa jeune secrétaire paraît très banale, pourquoi leur relation ne le serait-elle pas ? C’est cependant à nouveau moins le contenu que la forme qui paraît peu probable. A travers les yeux de Lotte, Zweig paraît pathétique et gâteux (rappelons qu’il a à peine 60 ans).
C’est un roman mélancolique, dès les premières lignes imbibé de malheur, de désolation et d’une grande détresse qui mène tout naturellement vers les dernières pages : le suicide comme seule issue d’une telle désolation, l’ultime aveu de la défaite.
Grâce à la correspondance de Stefan Zweig, surtout avec son ex-femme, on connaît effectivement sa dépression croissante (et très compréhensible) des dernières années. En même temps, il vient de terminer ce livre magnifique, Le monde d’hier, ce témoignage qui, mieux que tous les livres d’histoire, démontre l’avènement d’Hitler, et en dévoile les engrenages et les logiques cachés. Certes, Stefan Zweig y souligne également le contexte désolant de la rédaction de ce livre, en exil, sans aucun document ou archive, dépendant entièrement de sa propre mémoire.
Néanmoins, Le monde d’hier et les lettres d’adieu de Zweig permettent une autre interprétation que celle proposée par Seksik ici, une interprétation moins convenue peut-être, mais plus probable à mes yeux : Zweig décrit ce « monde d’hier » qui l’a produit, il décrit son apothéose et sa décadence. Sans s’introduire lui-même dans ce témoignage, il est tellement ce monde qu’il se décrit lui-même. Il est révolu, d’où sa désolation et son désespoir. Le suicide s’entend alors comme la réalisation d’un état déjà existant de fait. Mais le suicide est depuis toujours également l’ultime expression de la liberté individuelle, Zweig y fait lui-même allusion, dans ses dernières lettres  :
« Avant de quitter la vie, de ma propre volonté et avec toute ma raison, il me faut remplir un dernier devoir: remercier sincèrement le Brésil, ce merveilleux pays, de m’avoir offert à moi et à mon travail une halte si agréable et si hospitalière. De jour en jour, j’ai appris à l’aimer davantage et nulle part ailleurs je n’aurais voulu reconstruire ma vie de fond en comble, puisque le monde de ma propre langue est perdu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est anéantie elle-même. Mais il fallait à soixante ans des forces exceptionnelles pour tout recommencer à nouveau et les miennes sont épuisées par des années d’errance sans patrie. Aussi je juge préférable de mettre fin, à temps et la tête haute, à une vie pour laquelle le travail intellectuel a toujours représenté la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême sur cette terre. Je salue tous mes amis! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la longue nuit! Moi, je suis trop impatient, je les précède. »
Et à Friedrike von Winternitz, sa première femme:
« Je suis certain que tu verras des temps meilleurs et tu me donneras raison de n’avoir pu attendre plus longtemps avec ma bile noire. J’écris ces lignes dans les dernières heures, tu ne peux t’imaginer comme je me sens heureux depuis que j’ai pris cette décision. […] Tu sais bien que je suis apaisé et heureux. »
Zweig vit la tragédie de sa propre aliénation. Il a survécu à son époque, il est un vestige vivant, un exilé de la vie, de sa vie. Le regret, la mélancolie et la dépression que décrit Seksik sont ainsi très compréhensibles, mais le ton larmoyant que choisit l’auteur les rend malheureusement mesquins et banals. Dommage.